Les destins professionnels des lauréats des écoles supérieures soviétiques

dans les pays du Maghreb[i]

Nikolay Soukhov

La situation socio-politique intérieure et les incitations au départ du Maroc

Après l'accession à l'indépendance, le Maroc - comme d'autres pays africains dans les années 1950-1960 - s'est trouvé face à la tâche de devoir former des jeunes dans les secteurs les plus divers de l'économie nationale. Tâche très difficile dans un pays où il n'y avait pas d'école supérieure nationale (la première université - à Rabat - a été créée en 1957, mais n'a ouvert officiellement qu'en 1959). Parmi les principales raisons qui poussaient les jeunes marocains à partir faire leurs études supérieures en Union soviétique durant les premières années de l'indépendance, figurait l'impossibilité de le faire dans leur pays.[ii]

Pierre Vermeren, chercheur français en histoire contemporaine du Maroc, remarque que, vers le milieu des années 60, les classes moyennes urbaines s'inquiètent face à un enseignement supérieur qu’elles jugent incapable d'assurer une promotion sociale pour tous (Vermeren, 2006 : p. 48). Le Maroc compte à cette période moins d'une dizaine de milliers d'étudiants. L'Union générale des étudiants marocains (d'obédience istiqlâlienne), l'Union nationale des étudiants et le Syndicat indépendant des étudiants (proche de l'UNFP) s'associent pour manifester contre la doctrine Benhima, accusée de briser le processus d'arabisation, et aussi contre la discrimination à leur égard par rapport aux spécialistes formés en France.

Les étudiants protestent aussi contre les conditions matérielles, jugées médiocres, de leurs études. Les grèves des années 70, qui ont démarré en janvier à la faculté de médecine, ont pour mot d'ordre « l'allègement des programmes » et une « révision du système d'attribution des bourses ». Ces grèves sont de plus en plus fréquentes au sein des lycées et des universités du Maroc. Elles fédèrent autour d'elles les organisations syndicales des étudiants et des professeurs, qui se solidarisent avec les étudiants. Les autorités hésitent sur la marche à suivre ; elles démantèlent en octobre 1970 l'ENS de Rabat, haut lieu de la contestation.

Les événements de mai 1968 en France surviennent dans un contexte marocain survolté. Pour les étudiants musulmans s'ajoute la défense du mouvement national palestinien, devenue essentielle après l’humiliante défaite arabe de juin 1967. Le tiers-mondisme et l'anti-impérialisme de Boumediene en Algérie voisine renforcent cet état d’esprit.

La génération estudiantine des années 1967 à 1973 se caractérise par son opposition radicale au pouvoir. Elle se retourne d'abord contre les appareils politiques nationalistes, jugés impuissants face au pouvoir personnel du roi. Plus ouverte socialement que la génération précédente grâce à la politique scolaire mise en place après l’indépendance, cette nouvelle génération a vu émerger en son sein des éléments révolutionnaires. Des factions et différents mouvements ont été fondés ; «23 mai» et «Ilal amam» (en avant), par exemple, formaient le front des étudiants marxistes-léninistes. En 1970 est créé le Mouvement marxiste-léniniste marocain, qui représente l'avant-garde des masses populaires sur la voie de la révolution. La prise de contrôle de l'UNEM est pour eux la première étape. Mais la répression s'abat sur le mouvement étudiant dès juin 1971, provoquant son passage à la clandestinité (Vermeren, 2006 : p. 50).

La situation socio-politique décrite ci-dessus constitue la deuxième raison importante - politique - qui poussait les étudiants marocains à partir faire leurs études dans les écoles supérieures soviétiques. Ainsi la crise de l’enseignement national marocain, d'une part, et la situation politique intérieure de la fin des années 60 et 70 d'autre part, motivaient ce choix.

Pour illustrer ce postulat, il suffit de regarder la liste des organisations marocaines bénéficiaires des bourses accordées par le gouvernement soviétique :

  • La Jeunesse du Parti du Progrès et du Socialisme (P.P.S.), ancien PCM
  • La Jeunesse du Parti de l'Istiqlal (P.I.)
  • La Jeunesse du Parti de l'Union Socialiste des Forces Populaires (U.S.F.P.)
  • L'Union Marocaine du Travail (U.M.T.)
  • L'Union Générale des Travailleurs Marocains (U.G.T.M.).

Lors des entretiens, les lauréats de ces générations ont reconnu qu'ils avaient des problèmes avec la police marocaine, suite à leur participation aux émeutes étudiantes. Le départ vers un pays inaccessible aux services secrets marocains (l'exemple de la disparition de l'opposant Mehdi Ben Barqa en juin 1966 à Paris était dans tous les esprits), équivalait dans certains cas, à de la survie.[iii] Les militants des groupes radicaux d'étudiants, qui réussissent à cette époque-là à partir étudier en l'URSS, s’y sont attardés, en attendant la fin de « l'époque de plomb », pour longtemps, parfois pour toute leur vie.[iv]

Puis, dans les années de relative stabilisation de la situation politique intérieure au Maroc, comme l'état de l'enseignement était resté complexe, le flux régulier d'étudiants vers l'URSS et les autres pays du bloc socialiste s’est prolongé.

* * *

Les étudiants tunisiens partaient pour des études en URSS dans le cadre de la politique de l'État tunisien de formation des cadres nationaux. Ils étaient particulièrement motivés par le problème du développement insuffisant du système national de formation, commun aux pays en voie de développement de l'époque des « réveils de l'Afrique ».

L'absence de motivations sociales et politique - caractéristiques du Maroc - a probablement engendré un plus petit nombre de lauréats des écoles supérieures soviétiques en Tunisie.[v]

La situation était différente en Algérie, où le gouvernement algérien envoyait des étudiants en Union soviétique, en fonction des priorités de sa politique intérieure et étrangère. L'État avait besoin de médecins, d'ingénieurs et de militaires. Cette circonstance a déterminé le taux de spécialistes civils et militaires formés pour l'Algérie pendant la période soviétique : près de 4000 civils et plus que 8000 militaires.

Relations économiques et politiques entre le Maroc et l’URSS.

En même temps, l'Union soviétique était devenue de plus en plus attirante pour les Marocains. C'est au printemps 1958 qu'ont commencé les échanges commerciaux intensifs entre l'URSS et le Maroc. En échange du pétrole soviétique, d'équipement industriel et de bois, le Maroc livrait des oranges, des conserves de poisson, de la laine, de l'écorce de chêne-liège. L'établissement officiel de relations diplomatiques s'est concrétisé par l'échange d'ambassadeurs le 1er octobre 1958. Les visites du Président du Soviet Suprême de l'URSS, Léonid Brejnev (février 1961) et du Premier vice-président du Conseil des ministres de l'URSS, Anastas Mikoyan, (janvier 1962) au Maroc ont favorisé le renforcement des relations entre les deux pays.

Dans le domaine de la politique étrangère, le Maroc a proclamé le principe de « non-alignement vers les blocs ». Les Marocains ont entrepris de lutter pour la liquidation des bases étrangères militaires, soutenues dans l'arène internationale par l'URSS.

Après l'indépendance, le Maroc a commencé - tentant de trouver un équilibre entre l'Ouest et l'Est - à acheter de l'armement aux pays des deux blocs militaires et politiques existant alors. Les dirigeants soviétiques ont tâché d'utiliser cette opportunité pour la promotion de leur armement et pour le renforcement de la coopération bilatérale avec le Maroc. Des chasseurs à réaction soviétiques furent livrés aux forces aériennes du Maroc en février 1961. Mais la coopération militaro-technique se révéla brève. Après la fin de la guerre d'Algérie, il y eut des discussions entre le Maroc et l'Algérie au sujet de la souveraineté sur certains territoires frontaliers. En octobre 1963, « la guerre des sables » débuta. L'URSS prit le parti de l'Algérie dans ce petit conflit qui eut une influence négative sur le développement des relations soviéto-marocaines.

Une nouvelle étape des relations entre l'URSS et le Maroc débuta au milieu des années 60. L'idée du soutien au « triangle » - France, États-Unis, URSS - selon le projet du roi Hassan II, devait garantir au Maroc une bonne place parmi les pays en voie de développement. Assurément, ce « triangle » n'était pas équilatéral, si l'on considère l'attraction du Maroc pour les pays de l'Ouest. Cependant, le roi ne pouvait pas ignorer le rôle croissant de l'Union soviétique dans la politique et l'économie mondiale, il se rendit donc à Moscou en octobre 1966. Les négociations avec les dirigeants de l'État soviétique donnèrent des résultats féconds dans le domaine du commerce, des relations économiques et culturelles, ainsi que dans la coopération scientifique et technique. Les relations commerciales se développent activement, l'URSS construit une importante série de projets énergétiques et industriels au Maroc. En 1970, le volume des échanges de marchandises entre les deux pays a été multiplié par six par rapport à 1960. Le premier ministre du Maroc, Ahmed Osman, visite Moscou en mars 1978 et signe un accord stratégique sur la coopération économique et commerciale.

Dans les années 60-70, l'Union soviétique apporte également l'investissement nécessaire au développement de la production d'énergie et de l'industrie minière du Maroc. La centrale thermique «Jerrada», le complexe hydro-énergétique « El Mansour El Dhahabi », 200 km de lignes à haute tension pour les transmissions électriques, la centrale hydroélectrique «Moulay Youssef» sont construits grâce à l'aide de l'URSS/Russie. Symbole de la féconde coopération bilatérale, l'ensemble hydro-énergétique « El Ouahda » - un des plus grands chantiers du monde arabe et de l'Afrique (30 % de l'énergie électrique produite au Maroc) - est construit par une compagnie soviétique/russe.

Pendant « la guerre pour la libération » et plus tard dans les années 60-70, une image positive de l'Union soviétique se dessine ; pour de nombreux Marocains, l'URSS est associée à la lutte contre le colonialisme et l'impérialisme, au soutien de la lutte du peuple arabe de la Palestine. L'idée de base, enracinée dans la conscience de n'importe quel Marocain indépendamment de sa position sociale, de son niveau de formation et de ses préférences politiques, est la suivante : « la Russie n'était jamais et ne sera pas l'ennemi pour le monde arabe » (Soukhov, 2009).

Grâce à l'aide soviétique au développement et à la suite de la coopération politique, économique et technique avec l'Algérie et, dans une moindre mesure, la Tunisie, l'image positive de l'URSS se renforce dans ces pays et accroît, par conséquent, l'attrait pour les études dans les universités soviétiques.

Le choix de la profession

Le choix de la profession future de l'étudiant maghrébin était défini en premier lieu par les besoins en telle ou telle spécialité de l'économie de son pays natal. Ici, nous observons une situation assez semblable pour les trois pays. Les écoles supérieures médicales, agraires, économiques, philologiques et de génie étaient les plus populaires parmi les étudiants des pays du Maghreb.  Les spécialités les plus populaires sont la médecine, la pharmacie et la stomatologie, et elles sont réclamées traditionnellement par les étudiants maghrébins, particulièrement par les jeunes filles.

Cet état de fait était induit par l'instabilité politique internationale et intérieure, les conditions naturelles de la région qui manquaient de spécialistes en médecine : les conflits locaux et régionaux, les tremblements de terre, les inondations, les épidémies, avec comme corollaire une énorme partie de la population ayant besoin d'assistance médicale. De plus, on constatait un reflux considérable de ces pays - particulièrement touchés par les crises - des médecins-pratiquants, y compris ceux travaillant dans les hôpitaux, les polycliniques et dans d'autres institutions médicales. Jusqu'à aujourd'hui, la gynécologie, l'oncologie et la cardiologie, activement développées à l'ouest et dans le bloc socialiste, ne sont pas encore très avancées dans les pays de la région.

Parmi les spécialités du génie les plus demandées figurent : la géologie et la reconnaissance des gisements des minéraux, la construction des ponts et des chemins de fer, le génie civil et industriel, les industries technologiques, la production d'énergie et aussi l'architecture. Dans les pays arabes, des programmes précisément élaborés de formation des cadres (tellement importants pour le développement économique moderne) manquent dans les années 60 et 70. Mais en Union soviétique les étudiants algériens, par exemple, acquièrent des connaissances théoriques et des habitudes pratiques pour un travail ultérieur dans les secteurs pétrolier et gazier de l'économie nationale.

L'agriculture représente traditionnellement le segment le plus important de l'économie des pays du Maghreb. Une grande partie de la population travaille dans ce secteur, dont les revenus constituent une part considérable du Produit intérieur brut, bien qu'au total la région ne soit pas riche en sols fertiles, ni en ressources d'eau. La demande en spécialistes-agronomes et en vétérinaires dans ces pays était également presque entièrement satisfaite par l'enseignement supérieur soviétique.

On peut aussi mentionner le journalisme et la philologie parmi les spécialités assez demandées. Les médias servent de principal canal de diffusion des connaissances - à l'exclusion de tout autre. D'autre part, dans les pays arabes le taux de médias par rapport à la population – la quantité de journaux, de chaînes de radio et de télévision pour 1000 personnes – était beaucoup plus faible que le taux moyen dans le monde à la période examinée.

La deuxième spécialité la plus populaire était la philologie. Cette profession offrait notamment aux étudiants étrangers la possibilité d’apprendre le russe et la grande littérature russe, et par la suite, de vivre de l'enseignement, du travail de traducteur ou d'une activité de recherche. Cela concerne particulièrement les lauréats-philologues maghrébins des différentes générations, qui sont des membres respectés de la société et enseignent dans les universités de leur pays.[vi]

Les résultats du traitement des données statistiques indiquent que plus de la moitié des étudiants des pays du Maghreb étudiaient en URSS des spécialités techniques (voir fig. 1).[vii]

Il est important de noter qu'un grand nombre de lauréats marocains des écoles supérieures soviétiques choisissaient une profession en fonction de leurs dispositions personnelles et de leurs passions, ce dont témoignent les réponses aux questions correspondantes du questionnaire diffusé parmi eux par l'auteur. 

 

Le nombre de lauréats marocains des écoles supérieures soviétiques

Pendant toute la période examinée (1960-1990), plus de 800 000 personnes se sont formées dans les écoles supérieures soviétiques civiles et militaires, ainsi que dans les écoles spéciales secondaires, les cours divers de préparation, de formation continue, les stages pratiques, etc. Le pic du nombre des étudiants étrangers est atteint en 1989-1990, lorsqu’environ  180 000 citoyens étrangers se forment en URSS (près de 70 % dans les écoles de Russie) dans les différentes filières de formation.

Durant la période soviétique, la plus grande partie des étudiants étrangers étaient  originaires des pays socialistes de l'Europe de l'Est (avant tout la RDA, la Bulgarie, la Pologne, la Tchécoslovaquie) et d'Asie (principalement le Vietnam, la Mongolie, la Chine et l'Afghanistan) (voir fig. 2). Puisque les pays d'Afrique du Nord dans les statistiques soviétiques et russes se rapportent toujours aux pays arabes et se confondent avec les données sur le Proche-Orient, nous ne pouvons estimer qu'approximativement la part des étudiants africains dans les écoles supérieures soviétiques à environ 18%. 

Malheureusement, il est impossible de faire un compte exact des étudiants des pays du Maghreb ayant reçu un enseignement en Union soviétique, puisque parmi les Algériens, par exemple, prédominaient les cadets militaires et les officiers en formation, dont les données sont tenues secrètes.

Néanmoins, les informations sur les étudiants marocains, puisées dans les informations statistiques du Ministère des Affaires Étrangères et des Ministères de l’enseignement de l'URSS (auquel l'auteur a eu accès dans le cadre de son service), permet d'établir un compte assez exact de leur nombre pour la période de 1956 à 1991. Ainsi, dès l'indépendance du Maroc et jusqu'à la fin de l'existence de l'Union soviétique, plus de 5000 jeunes Marocains ont été formés dans les universités soviétiques.

Ce nombre assez faible de lauréats des écoles supérieures soviétiques - comparé au total des Marocains ayant une instruction supérieure - ne reflète pas le niveau d'importance de ces cadres dans le développement économique du Maroc. Par exemple, au cours d'une conversation avec l'auteur, le gouverneur de la province Rabat-Salé-Zemmour-Zaërs a souligné la haute qualification, la capacité de travail et l'efficacité des lauréats marocains des écoles supérieures soviétiques et russes travaillant dans son administration.[viii]

Les destins professionnels

Pendant plusieurs années l'Union soviétique fut un centre d'attraction pour des millions de gens du monde entier, aspirant à recevoir là-bas une formation, à suivre - comme on disait à l'époque - « l'expérience soviétique avancée » et à l′utiliser pour le bien de leur patrie. En revenant chez eux après leur études à Moscou, Kiev, Minsk, Bakou, Tachkent ou d'autres centres d’enseignement supérieur du pays, les lauréats étrangers ramenaient avec eux plus que la connaissance de la langue et de la culture russes, mais aussi l'amour d'un peuple hospitalier. Bien instruits, ils devenaient des politiques, des hommes d'État, des ingénieurs, des médecins, des acteurs de la science, de la culture et de l'art dans leur pays. De plus, ils gardaient le souvenir de leur jeunesse étudiante, de leurs meilleures années en Union soviétique, et par cela contribuaient au renforcement des liens entre leurs États et le pays qui avait assuré leur formation.

Revenus dans leur pays natal avec un diplôme soviétique, plusieurs lauréats maghrébins ont accédé à des postes de dirigeants haut placés dans les organismes d'État, les ministères, les entreprises publiques et des compagnies privées, ou sont devenus les représentants des États dans d'autres pays, dans des organisations internationales et régionales. Par exemple, l'Association tunisienne des lauréats des universités soviétiques (plus de 450 membres) rassemble des députés, des gouverneurs, des directeurs généraux d'importantes sociétés publiques et privées, des médecins respectés, des collaborateurs de la radio et de la télévision, des professeurs d'université. Plusieurs ingénieurs formés en URSS sont propriétaires de sociétés privées, de bureaux d'études, de construction et d’architecture.

Au Maroc, les lauréats des écoles supérieures soviétiques travaillent principalement dans la fonction publique et dans tous les secteurs de l'économie nationale : l'architecture et la construction, la géodésie et la cartographie, l'agriculture et la pêche, la science et l’enseignement, la santé publique et la production d'énergie. L'auteur connaît également des journalistes, des acteurs culturels, des employés des P.T.T., des pharmaciens et des médecins travaillant dans des sociétés privées.

Malgré l'absence d'obstacles dans le reclassement des lauréats dans la période antérieure à 1992, lorsque l’accord entre l’URSS et le Maroc sur la reconnaissance des diplômes soviétiques de l’enseignement supérieur, signé en 1960, a pris fin en 1992, ces diplômés n'ont pas eu les carrières espérées. À la différence de l'Algérie et de la Tunisie, ils n’ont pas réussi à accéder à des postes élevés.[ix] Cela s'explique par les caractéristiques particulières de la société marocaine, où les principes de solidarité de clan et les clivages sociaux rigides sont forts encore aujourd'hui. On a déjà indiqué plus haut que le contingent des étudiants partis pour des études en Union soviétique grâce aux recommandations de partis «gauches» et d'organisations syndicales, comprenait principalement des représentants des classes pauvres n'appartenant pas aux familles influentes, dont les membres occupent des positions dirigeantes dans le gouvernement et l'économie du Maroc même aujourd'hui.

À notre avis, les destins professionnels des médecins et des pharmaciens ayant étudié en URSS qui travaillent en secteur privé sont les plus gratifiants. Une excellente qualification, l'universalité des connaissances et des pratiques professionnelles les distinguent favorablement des lauréats  des écoles supérieures françaises. Ces qualités leur ont assuré une reconnaissance certaine auprès des clients, avec pour conséquence un revenu régulier au-dessus de la moyenne.

* * *

Le départ des étudiants marocains pour des études en URSS dépendait d'un ensemble de facteurs extérieurs et intérieurs. Premièrement, l'URSS accordait des autorisations pour des études supérieures dans n'importe quelle spécialité. Deuxièmement, dans les pays du Maghreb après l'indépendance, il y avait une crise du secteur de l’enseignement. Les capacités des infrastructures universitaires existant à cette époque ne correspondaient pas à la demande apparue dans les sociétés maghrébines.

Le renforcement de l'opposition socialiste et communiste au Maroc - qui, dans les années 60, est entrée en confrontation ouverte avec le gouvernement représentant les intérêts de la grande bourgeoisie nationale - et les répressions qui ont suivi ont contraint une partie des militants du mouvement étudiant à quitter le pays et à partir faire des études en URSS.

L'augmentation du nombre de bourses accordées par l'Union soviétique a permis aux partis d'opposition et aux syndicats durant les années 70 - 80 d'envoyer la jeunesse des classes pauvres non privilégiées de la société marocaine étudier en URSS. (Rappelons qu’il existait alors un accord entre le Maroc et l'URSS sur la reconnaissance des diplômes des universités soviétiques).

Malgré un excellent niveau de formation et l'existence d'une base juridique pour le libre reclassement lors du rapatriement, les diplômés marocains des écoles supérieures soviétiques  n'ont en majorité pas réussi à accéder à de hautes fonctions dans les administrations publiques et le secteur économique du pays, comme cela a eu lieu dans plusieurs pays d'Afrique subsaharienne. À notre avis, cela tient en premier lieu au fait qu'ils étaient  souvent originaires du milieu des artisans, la classe de la petite bourgeoisie urbaine. D’ailleurs, plusieurs d'entre eux ont indiqué dans les questionnaires des problèmes financiers comme raison du choix des études en URSS.

Et il y avait quand même parmi les lauréats des universités soviétiques des représentants de clans influents, où se recrutent les élites marocaines. Cela est vrai en particulier pour la génération des étudiants partis en Union soviétique dans les années 60. Ils ont occupé des postes de haut niveau dans le cadre de leur activité professionnelle. Mais aujourd'hui cette génération est celle des retraités.

Bibliographie

Soukhov, Nikolay, 2009, Note analytique : l'image de la Russie au Maroc, Maroc. Non  publié.

Vermeren, Pierre, 2006, Histoire du Maroc depuis l’indépendance, Paris, La Découverte.



[i] L'étude a été réalisée avec le soutien du RGNF. Projet № 13-21-08001 « Étudiants africains en URSS : la mobilité post-universitaire et le développement de la carrière ».

[ii] Interview d'un lauréat de l'université d'État de Moscou (années d'études : 1969-1976), Enquête de l’auteur, Tanger – Moscou, 2013.

[iii] «Beaucoup de mes camarades ont été arrêtés en 1974, et le fait que j’étais en URSS m’a sauvé la vie». Interview d'un lauréat de l'Université de Moscou, Enquête de l’auteur, Tanger – Moscou, 2013.

[iv] Années de plomb : 1975-1990.

[v] Le nombre de lauréats des écoles supérieures soviétiques en Tunisie est estimé à plus de 2500 personnes.

[vi] Les philologues, lauréats des écoles supérieures soviétiques sont, par exemple, membres de l'Association marocaine des professeurs de russe, coopérant activement avec le Centre Culturel Russe pour la vulgarisation du russe et de la culture russe au Maroc.

[vii] Les résultats des calculs de l'auteur sont basés sur les relevés statistiques du Ministère de l’enseignement de l’URSS.

[viii] De la conversation avec Hassan Amrani, le gouverneur de la province Rabat-Salé-Zemmour-Zaers, Rabat, 2009.

[ix] Selon l'auteur, le poste le plus important auquel a accédé un lauréat de l'enseignement supérieur soviétique au Maroc, est celui de directeur du Théâtre National, mais le poste avec le plus de responsabilités est celui de directeur régional de l’Office National d’Électricité.

 
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Вторник, 04 Март 2014 18:25

La Maghreb dans la politique arabe de la Turquie

Director of the Middle East/North Africa program at IFRI (French Institute for International Relations), Mansouria Mokhefi, has recently published her new great paper "The Magreb in the arab policy of Turkey".


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